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"Souvenirs d'octobre" - 2 -

Fuji (Japon), le 10 octobre 1969, avec Jean Tinguely…

On ne parlera pas d’une « cour », le mot est inapproprié en la circonstance ; et ce n’était pas le genre de la maison. Il faudrait plutôt évoquer un noyau dur, des amis qui lui voulaient du bien et qui mirent notamment volontiers – sans calculer – la main au porte-monnaie lorsque Joseph Siffert se trouvait en situation de rupture, pour par exemple régler la facture d’un moteur en révision, faute de quoi son programme de course aurait été compromis voire stoppé net. A Fribourg et dans sa périphérie, quelques (rares) personnes allaient ainsi composer un cercle d’inconditionnels pour lesquels la notion de mécénat n’était pas un mot creux. Parmi ceux-ci, Bernard Blancpain et Guy von der Weid. Sans eux, à un moment ou à un autre de la carrière de Siffert, celle-ci aurait sans doute, on le répète, dû marquer un temps d’arrêt voire pu carrément capoter. D’autres comme Georges Blanc, Robert Boschung et Jo Pasquier, tout le contraire de morpions, ne ménagèrent pas leurs conseils en utilisant leurs réseaux afin de faciliter certaines démarches pratiques liées au parcours du futur champion.

Mais, pour Siffert, un autre personnage de Fribourg aura beaucoup compté : Jean Tinguely, de onze ans son aîné. Ce n’est pas tant l’aspect matériel qui s’est traduit entre les deux hommes mais une espèce de respect. Voilà ce qu’écrivait Jacques Deschenaux dans son livre « Tout pour la course » (pages 221 & 222) à propos de l’amitié entre les deux hommes : « Bien qu’il n’ait pas du tout l’esprit compétitif, le sculpteur est passionné de compétition automobile. Il ne fréquente jamais les stands, il assiste aux courses en véritable témoin anonyme, perdu dans la foule. Son monde est celui de l’absurde, et s’il s’en éloigne au bord des pistes, il y est quand même le rapport de l’homme et de la machine. Dans le spectacle de la course, l’homme dompte la machine certes, mais il s’y intègre aussi. Cela n’est pas sans rappeler étrangement cette recherche de virilité de l’homme dans tout ce qu’il entreprend. Et puis, il y a aussi le côté acte gratuit : le pilote automobile n’est pas un homme gris des bureaux ; c’est un indien d’Amérique, un toréador, un homme en délire. Cet aspect guerrier, phallique, noble et beau fascine Jean pour qui Seppi est l’incarnation même de l’image qu’il se fait du sport automobile. Souvent hésitant en dehors de la course, Joseph se livre entièrement au volant de ses machines. Et en s’exprimant de la sorte, dans son équipement lumineux et coloré, Siffert se montre un grand chef, un grand fou, un grand enfant qui vit ce qu’il aime. Jean aussi fascine Seppi. D’abord par ses machines géniales et absurdes et par sa façon qu’il a de voir les choses d’un même œil réaliste, mais sous un autre angle. Poète, artiste, farfelu, toujours gai, Jean n’est pas uniquement pour Joseph un pôle attractif, c’est aussi et souvent un refuge ».

Il est intéressant de souligner que, contrairement à d’autres hommes publics débarquant sur des lieux de compétition et qui, sous les projecteurs des médias, profitent de leur notoriété pour en rajouter une couche, Jean Tinguely se montrait très discret (Deschenaux vient de le rappeler), se promenant régulièrement seul, incognito le long du circuit pour apprécier le spectacle, rêvasser, s’inspirer, avant de revenir vers le paddock pour partager un instant avec son pote Seppi.

Ainsi, en 1967 déjà, Jean Tinguely est aperçu (sur la grille pour une fois) des 500 Miles BOAC de Brands Hatch au côté de Siffert dont le coéquipier d’un jour s’appelle Bruce McLaren ! Avec leur Porsche d’usine 910, ils finiront 3ème de cette manche du championnat du monde des constructeurs.

Toujours à Brands Hatch, mais en juillet 1968 pour le coup, c’est à la victoire historique de Seppi dans le GP d’Angleterre à laquelle Tinguely s’associe. Assis dans l’herbe comme un spectateur lambda, l’artiste déguste en silence cet instant glorieux et ne rejoint l’idole du jour que bien plus tard, en aparté, pour le féliciter ; simplement, sans effusion ni grandiloquence.

Quand, entre deux courses aux Etats-Unis (le 5 à Watkins Glen sur la côte Est pour la F1 et le 12 à Laguna Seca sur la côte Ouest pour la CanAm), Siffert se rend au Japon le 10 octobre 1969 pour une épreuve d’endurance de seconde importance (avec une Porsche 917 privée, il s’y classera 6ème en compagnie de David Piper), Tinguely est présent en chair et en os. Et sans doute l’un des rares Européens à assister à ce rendez-vous à l’autre bout du monde.

Quand la même année, avec sa Lotus de chez Rob Walker, Siffert se bat au milieu des pilotes d’usine, il est encore et toujours présent comme en témoignent nos documents pris à Silverstone (Angleterre) et à Watkins Glen (USA).

Et bien sûr, lorsque Siffert s’adjuge la victoire à l’occasion du GP d’Autriche sur le tracé de l’Österreichring en août 1971, Tinguely fait partie des rares privilégiés à savourer – dans le motor-home surchauffé du team BRM, quelques instants après la cérémonie protocolaire de la remise des prix – ce moment magique, en compagnie de la famille du héros du jour !

A Fribourg, lorsque leur agenda (très chargé) le leur permettait, les deux hommes ne manquaient pas de s’appeler pour se rencontrer, tantôt dans l’atelier de l’artiste à Neyruz tantôt aux garages de « Jo Siffert Automobiles », que ce soit à la Route Neuve ou aux Daillettes. Aux dires de certains témoins, les moments étaient très animés et finissaient à point d’heure…

Deux proches de Tinguely pourraient aujourd’hui encore témoigner de cette authentique amitié : Willy Richard (né en 1940) et René Progin (1952). Photographe sur les GP dès la fin des années 1960 puis artiste-peintre magnifiant la F1, de Siffert à Ayrton Senna en passant par Clay Regazzoni et Toulo de Graffenried (et auteur de l’affiche des commémorations officielles de cette année soit dit en passant), Richard rencontra lui aussi régulièrement Tinguely. Ils utilisaient le même langage – celui de l’expression artistique et d’une certaine folie qui l’entourait – et à chacun des événements mis sur pied à Gollion par Richard à la fin des années 1980 avec la venue de dizaines de monoplaces de F1 et de leur pilote à travers ce village vaudois situé près de Cossonay, Tinguely était du nombre. Et y apportait sa touche décalée.

A Neyruz, bourgade située à quelques encablures de Fribourg dans laquelle Tinguely vécut de 1983 jusqu’à sa mort en 1991, on a inauguré en 2019 une superbe et impressionnante fresque dédiée au sculpteur ; une fresque réalisée par…Willy Richard.

Quant à René Progin, pilote de side-car à l’international dans les années 1980 (il fut vice-champion d’Europe de la discipline en 84, termina 6ème du GP Allemagne 87 et 6ème de celui des Etats-Unis à Laguna Seca 89 et se classa 12ème du mondial en 86 avec Yvan Hunziker pour passager et un Seymaz-Yamaha pour attelage), il put bénéficier un certain temps du soutien de Jean Tinguely qui lui avait décoré quatre de ses engins tout en ayant la chance, par la suite, de travailler en sa compagnie dans différentes réalisations artistiques. Après avoir organisé en 2016 une exposition à Marly pour marquer les vingt-cinq ans de la disparation de Tinguely, Progin fut également l’une des chevilles ouvrières du GP mis sur pied la même année en ville de Fribourg et qui avait attiré plus de 15'000 personnes !

A la fin août dernier, cela faisait donc trente ans que Jean Tinguely disparaissait. Vingt années après Siffert ; à quelques jours près. Nul doute qu’au-dessus des nuages, les deux Fribourgeois doivent continuer à échanger et à refaire le monde à leur façon. En se marrant de leurs…frasques d’antan. Et en consolidant le socle de leur amitié.