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"Souvenirs d'octobre" - 4 -

Brands Hatch, le 24 octobre 1971 : ce moment tant redouté…*

** Les acteurs du championnat du monde doivent normalement se retrouver le week-end du 24 octobre à Mexico City pour l’ultime manche de la saison 1971. Tel que le calendrier édicté par la FIA l’a prévu. Mais ce rendez-vous a finalement été annulé à la suite du décès accidentel de Pedro Rodriguez, en juillet en Allemagne, lors d’une épreuve de sports-prototypes (Interserie). Leur idole ayant disparu, les organisateurs locaux craignent que l’engouement pour « leur » GP n’ait plus la même portée. Avec la perspective de voir des gradins désertés…

C’est donc dans ce contexte et pour célébrer le titre de champion du monde de Jackie Stewart qu’une réunion amicale dénommée « Victory Race » est organisée à la hâte sur le tracé de Brands Hatch. Tout l’habituel « plateau » ou presque (Ferrari et Matra n’ont pas fait le déplacement) est donc réuni une dernière fois ainsi que quelques F5000 pour faire le nombre.

Soyons clair, Jo Siffert s’y rend à reculons : depuis le 10 janvier (victoire dans les 1000 Kilomètres de Buenos Aires), il a déjà participé à…40 courses et son influx est un peu entamé (il le serait à moins) sans parler d’une fatigue certaine provoquée par le décalage horaire de ses multiples allers-retours entre la CanAm américaine et les GP européens. Néanmoins, il a un large sourire lorsqu’il débarque dans le paddock de Brands Hatch : son contrat avec BRM, en tant que leader du groupe, a été renouvelé avec une substantielle augmentation de l’enveloppe budgétaire du team grâce à l’arrivée du manufacturier de cigarettes Marlboro. Pour la CanAm, Il dispose de toutes les garanties nécessaires afin de pouvoir poursuivre son programme dans les meilleures conditions possibles.

De plus, il est tombé d’accord avec Alfa Romeo pour disputer la totalité du championnat du monde des marques 1972, Porsche son fidèle employeur ayant décidé de marquer une pause dans ces joutes. Dans la semaine qui suit Brands Hatch, il a d’ailleurs rendez-vous en Italie avec les responsables d’Alfa Corse pour caler les contours de leur future collaboration. Autre raison d’être d’humeur badine : dans un souci de diversification de ses activités, Siffert vient de signer les plans pour la construction d’un immeuble qui sera érigé au centre de sa ville de Fribourg. La vie est donc belle.

Sur la piste, Jo Siffert prolonge ces instants de bonheur en décrochant la pole-position ; finir cette saison de GP qui l’a vu revenir au tout premier plan par un dernier coup d’éclat serait accueilli comme la cerise sur le gâteau ; par un temps splendide, dans une ambiance de journée d’arrière-automne.

Mais son envol est complètement raté : au premier virage, il n’apparaît qu’en dixième position. S’en suit alors une remontée qui fait lever les foules. Parmi ses premières « victimes », Ronnie Peterson avec lequel le contact sera rugueux à tel point qu’après le drame, certains se demanderont si le choc entre la March rouge et la BRM blanche n’aurait pas provoqué un dégât majeur sur cette dernière.

Au douzième tour, Siffert est déjà pointé au 4ème rang derrière Peter Gethin, Jackie Stewart et Emerson Fittipaldi après s’être débarrassé de la Surtees de John Surtees et de la Brabham de Tim Schenken. Et soudain, au quinzième des quarante tours, le drame : il est 14h18 heure locale ; dans une courbe sans difficulté apparente, la BRM no 5 percute à grande vitesse (à 260 Km/h selon les estimations) d’abord à droite puis à gauche les talus en terre situés à la hauteur de Hawthorn Bend, rebondit et se retourne fond sur fond gardant son pilote prisonnier. Elle prend immédiatement feu et le brasier est intense. Comme les moyens d’intervention utilisés pour l’éteindre sont totalement inefficaces, il ne fait que de progresser devant des secouristes certes courageux mais démunis et prostrés.

Jo Siffert ne pourra pas s’en sortir vivant : malgré des blessures superficielles (jambe gauche cassée), il décède. Asphyxié – au milieu des flammes, comme trois mois et demi plus tôt son camarade d’équipe chez BRM et Porsche Pedro Rodriguez – selon les conclusions de l’autopsie.

La course (« remportée » façon de parler par la BRM de Peter Gethin) est immédiatement arrêtée et ne repartira pas mais est-ce vraiment important ? On mettra beaucoup de temps pour essayer de connaître les raisons du drame ; et à vrai dire, cinquante années plus tard, personne n’est en mesure de soutenir des affirmations. Une certitude toutefois : c’est une défaillance technique/mécanique qui est à l’origine de l’accident. Parmi les hypothèses avancées, une crevaison lente à l’arrière gauche, un blocage de la boîte de vitesses, un problème lié au système des freins arrière et surtout, la rupture d’un élément de suspension.

Comme l’expliquera Roger Benoit une vingtaine d’années plus tard dans le quotidien zurichois « Blick » suite aux confidences d’un mécanicien de chez BRM livré à Rob Walker qui voulait en avoir le cœur net à propos des vraies raisons de l’accident de son ami, cette quatrième hypothèse tendrait à être la plus solide. Alors jeune journaliste au « Blick », Roger Benoit était sans doute – avec Jacques Deschenaux – la personne qui à cette époque entretenait les liens les plus étroits avec Jo Siffert ; et son appréciation des faits n’en est que plus avisée.

Mourir à 35 ans. Au faîte de la gloire. C’est donc le destin qui guettait Jo Siffert. Il connaissait les risques du métier, il les assumait tout en vivant sa vie de passionné à deux cent à l’heure en faisant ce qu’il aimait par-dessus tout. Le vendredi 29 octobre 1971, ils étaient 50'000 selon les estimations officielles dans les rues de sa ville de Fribourg à l’accompagner jusqu’à sa dernière demeure. Tous étaient là, sa famille, sa veuve Simone, Rico Steinemann qui avait tant fait pour lui chez Porsche, Rob Walker qui l’avait pris sous son aile durant cinq saisons en F1, ses mécaniciens Heini Mader, Jean-Pierre Oberson, Edi Wyss et Hugo Schibler, ces deux-là rentrés orphelins des Etats-Unis où ils le secondaient la semaine précédente encore dans la série CanAm ainsi que de très nombreux pilotes dont Brian Redman son coéquipier en endurance. La Suisse était triste jusque dans ses moindres recoins ; elle peinait à dissimuler son émotion et à retenir ses larmes car elle prenait alors conscience qu’elle avait perdu un héros. Mais les vrais héros, et il en était un, ne meurent jamais. Paraît-il…

*ce titre correspond à celui de l’article du journaliste Johnny Rives paru au lendemain du drame dans le journal français « L’Equipe »,

**La plupart des paragraphes reproduits ci-dessus ont été « prélevés » mot pour mot dans le livre « Il s’appelait Siffert, Jo Siffert » de Jean-Marie Wyder.